Un certain nombre de parents comptabilisent avec inquiétude le temps que leur fils ou leur fille passe devant l'écran de l'ordinateur ou celui d'une console de jeu, parfois depuis un âge très tendre ( dix, onze ans ).
Un rien arbitrairement, choisissons une quantité de temps que nous considérerons comme préoccupante : ados rivés à l'écran d'un jeu vidéo ou d'autres applications d'Internet plus de trois heures quotidiennes les jours d'école et plus de cinq, six heures les autres. Et cette routine tenace est couplée à des critères qualitatifs : irritabilité du jeune si on l'invite à participer à la vie socio-familiale ; tâches scolaires bâclées ; fatigue par manque de sommeil, tricheries ou conflits pour maintenir ses habitudes, etc …
Deux pôles d'excès
Les adolescents grands consommateurs de loin les plus nombreux relèvent d'une « consommation abondante simple ». Ce sont des gourmands, ni plus ni moins ; ils le deviennent pour de multiples raisons, mais il n'est pas trop difficile de les en détacher si leur vie externe leur apparaît comme plus attractive. Fondamentalement, ils n'ont jamais perdu le principal de leur liberté de choix ! Ainsi en voit-on beaucoup désinvestir spontanément, totalement ou très largement, leurs interminables palabres sur Skype ou sur Facebook dès qu'ils entrent dans la vie universitaire, dans le monde du travail ou dès qu'ils ont un lien sentimental profond.
Au pôle opposé, les plus rares sont les jeunes devenus dépendants, cyberdépendants ou dépendants aux jeux vidéo, au sens psychiatrique du terme. C'est comme pour le cannabis : seuls quatre à cinq pour cent des gourmands sombrent lentement mais sûrement dans une dépendance parfois très profonde, le plus souvent vers seize – dix-sept ans. Quand il y a addiction, le jeune a bel et bien perdu sa liberté intérieure : ce sont l'ordi, les jeux et les sensations plaisantes qu'ils procurent qui dirigent sa vie ( Le Diberder, 1998 )
Il existe enfin une catégorie qui concerne au plus un à deux pour cent des ados, et qui coexiste fréquemment avec la première, c'est la passion. Tel ou tel jeune peut se passionner pour l'infographie, le maniement et la maîtrise des processus informatiques, la confection de sites ou de blogs. A la différence des autres consommateurs excessifs, les passionnés sont plutôt fiers de leur passion qui leur demande un vrai travail, et ils cherchent le plus souvent un partage social des processus et des résultats.
Nombre de jeunes concernés par la consommation excessive vivent dans des environnements pauvres en pouvoir attractif et en relations de qualité. Leur scolarité est déjà peu gratifiante, leurs familles sont caractérisées par le banal manque de dialogue et de plaisirs pris en commun, ou par la fatigue des adultes le soir… Sur le plan individuel, sont davantage à risque les adolescents qui vivent sur de longues durées des états d'âme douloureux comme le manque de confiance en soi.
Une perte de liberté
Finalement, un facteur ultime et mystérieux fait passer à quelques jeunes la frontière qui sépare la gourmandise encore maîtrisée et l'abandon de soi aux démons du plaisir, gratuit ou compensatoire. Il s'agit de la liberté intérieure, qui va s'exprimer une dernière fois pour envoyer le jeune se noyer dans le multimédia.
Le jeune a perdu sa liberté, il est incapable d'intégrer sa conduite comme élément raisonnable d'un projet d'ensemble ; il ne sait plus programmer son temps, ou, en tous cas, contrôler volontairement une diversité dans sa programmation.
Quand il est occupé par son activité addictive, le jeune voudrait que le temps n'existe plus ; il se dit vingt fois qu'il va s'arrêter, mais repousse toujours la limite : vaincre sa fatigue, en se soutenant parfois de cannabis ou d'un autre produit.
Le jeune désinvestit massivement la vie incarnée : scolarité en chute libre ; isolement en famille ; résistance colérique aux tentatives faites par les parents pour réguler sa conduite ; mensonges et tricheries ; irritation si on le dérange : les copains de toujours sont ignorés s'ils viennent frapper à la porte ; amputations sur l'alimentation, le sommeil, voire les besoins d'excrétion.
Le jeune l'oublie s'il a en vue une activité alternative agréable IRL ( « in the real life »)… des fois même s'il a une tâche scolaire importante ou pressante à boucler. Mais si la vie familiale demeure attractive, il y reste partiellement engagé.
Un certain nombre d'adolescents se trouvent « au milieu du gué ». J'en ai connu plus d'un qui s'était désengagé d'un début d'addiction, justement parce qu'il sentait sa liberté lui échapper.
Que recommander aux parents ?
L'essentiel, c'est de s'y prendre de très loin, quand l'enfant est encore petit et qu'il reçoit comme cadeau ses premières consoles de jeu …
Une ambiance attractive de qualité pour la vie en famille ( autant pour l'environnement social élargi ) doit être en place. Corollairement, les parents peuvent prendre de bonnes informations, se sensibiliser au maniement des écrans, participer aux découvertes passionnantes que le jeune peut faire sur Internet ou au plaisir d'un jeu vidéo excitant.
Dans une telle ambiance positive, il pourrait s'ouvrir des moments de dialogue basés tant sur des expériences et découvertes ponctuelles faites sur Internet que sur ses enjeux les plus profonds.
Il est important d'aider l'enfant jeune à acquérir et à maintenir de bonnes habitudes d'organisation et de contrôle de son temps : pour ce faire, il faut à la fois dialoguer, veiller à l'attractivité de la vie sociale incarnée et l'encourager à s'y investir et réguler si cela ne suffit pas !
Et si, faute de cette vigilance précoce ou malgré tout, il s'est installé une consommation « abondante simple » dont les parents veulent réduire l'ampleur ? Supposons en outre que, comme pour la poule et l'œuf, on puisse raisonnablement la relier à un problème de vie interne ou externe qui pèse sur le jeune. Alors, il faut s'investir simultanément et énergiquement sur deux fronts, sans trop rechercher à les lier l'un à l'autre, dans ce qui serait une perspective simpliste de causalité linéaire.
Quant aux vrais dépendants, ils relèvent d'approches spécialisées dont le contenu dépasse les limites de cet article ; leur problème est très comparable à celui de toutes les autres addictions, la dépendance physique en moins.
En Europe francophone, nous n'avons certainement pas assez de thérapeutes qui se sont formés à la prise en charge de ces problématiques. Nous restons par ailleurs très perplexes devant certaines pratiques Nord-américaines qui soignent l'Internet addiction disorder via des thérapies on-line. De l'homéopathie made in USA, en quelque sorte.
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