Si au royaume des héros ordinaires, il est question de beaucoup de bravoure, celui-ci n'est pas épargné par les bassesses et les coups fourrés. Victime d'une déstabilisation fomentée au sein même des marins-pompiers, Jérôme Perrin aurait pu être cassé. Malgré cette fausse note, il garde un attachement et une affection indéfectibles à ce corps de métier auquel il a beaucoup donné de sa vie et de lui-même. Dans ce témoignage, il revient sur ses souvenirs les plus marquants, insolites et sur un quotidien très éprouvant, au point de faire voler sa famille en éclats.
L’alerte est parvenue à la caserne de Plombières, aux premières heures du jour : « Appartement fermé avec une personne à l’intérieur ne répondant pas aux appels. »
À l’intérieur de l’appartement, nous découvrons, sur un grand lit, une jeune femme d’une trentaine d’années, presque décharnée, sans vie. Il est trop tard, le corps est déjà froid. Nous ne pouvons plus rien. Selon toute vraisemblance, elle s’est suicidée en s’intoxiquant par le gaz. Les policiers, arrivés à leur tour, prennent le relais.
Je ne saurais décrire les lieux… Quarante ans plus tard, mes souvenirs m’échappent. Une phrase pourtant résonne encore à ma mémoire, celle des policiers autour du lit, qui parlent fort : « Elle est connue, mais pas recherchée… »
« Allez, nous on rentre à la caserne », nous signifie Azuar, le chef d’engin. Nous n’avons plus rien à faire ici ; l’opération est terminée avant même que d’avoir commencé.
Sur le chemin du retour, je ne peux m’empêcher de m’interroger : « Quelle a été la vie de cette jeune femme pour qu’elle en arrive à une telle extrémité ?… Qu’est-ce qui a bien pu la conduire à ce geste fatal ?… » Il me faudra encore un peu de temps avant de comprendre que ce sont là des questions qui, pour nous les marins-pompiers du premier secours, demeurent souvent sans réponse. C’est que je débute dans le métier, je ne suis quartier-maître que depuis un an. Je vais apprendre que, une fois sur les lieux de l’accident ou du drame, notre rôle se borne à tenter de sauver ce qui peut l’être, à limiter la casse, humaine et matérielle, non pas à essayer de comprendre ce qui s’est réellement passé.
Nous laissons à d’autres, en particulier à nos collègues policiers, le soin de reconstituer le fil des événements. À chacun son job, il y va de l’efficacité de tous ceux qui auront à intervenir sur le théâtre des opérations. Mon métier me fera croiser bien des blessés, des brûlés, des noyés, des accidentés, des intoxiqués, des comateux, des agonisants, des cadavres – chauds, froids, décomposés –, des émasculés, des décapités, des amputés… Et, bien sûr, des suicidés.
Chasseur aguerri, j’ai aujourd’hui coutume de dire que j’ai davantage décroché de pendus que je n’ai tué de lièvres. Dans leur écrasante majorité, ces blessés et ces morts sont passés inaperçus, et quand la presse en faisait état, c’était en quelques lignes à la rubrique « faits divers ». Mais dans la France pompidolienne, le fait divers de septembre 1969 va se muer en fait de société. La jeune femme découverte, sans vie, sur un lit, « connue » des policiers « mais pas recherchée », s’appelle Gabrielle Russier.
Professeur agrégée de lettres, Gabrielle Russier enseigne le français au lycée Nord – le lycée Saint Exupéry – de Marseille. Ce petit bout de femme d’apparence frêle a pour la littérature une passion qu’elle veut transmettre à ses élèves. Dans sa classe de seconde, un garçon, Christian Rossi, se distingue par sa maturité. Il a dix-sept ans, il en paraît davantage ; elle a trente-deux ans, elle est mère de deux enfants et divorcée. Le professeur et l’élève se découvrent des affinités électives.
Lors des journées de Mai 68, Gabrielle et Christian vont battre le pavé de Marseille avant de brûler d’un amour interdit. C’est une histoire que la société admire dans les livres mais qu’elle condamne dans la vie. Les parents du garçon, eux-mêmes enseignants – Gabrielle avait eu la mère de Christian pour professeur en faculté –, veulent mettre un terme à cette idylle. Leur fils fugue en Allemagne. Ils portent plainte pour « détournement de mineur ».
Gabrielle Russier est emprisonnée une première fois cinq jours, puis deux mois en préventive, à la prison des Baumettes. Le 12 juillet 1969, un procès se tient à huis clos, au terme duquel la jeune femme est condamnée à douze mois de prison et cinq cents francs d’amende. La condamnation étant amnistiable par le président Georges Pompidou fraîchement élu, Gabrielle Russier accueille sereinement la sentence. À son avocat, elle laisse ce mot : « Merci. Vive le soleil. Antigone. » Mais le Parquet veille et, dès le lendemain, sur l’insistance de l’Université, fait appel.
L’institution lui avait déjà refusé un poste d’assistante de linguistique à la faculté d’Aix. Cet acharnement plonge la jeune femme dans le désarroi. Avant le second procès, le 1er septembre 1969, soit la veille de la rentrée scolaire, Gabrielle Russier met fin à ses jours.
Deux ans plus tard, avec plusieurs camarades marins pompiers et en compagnie de nos jeunes épouses, nous nous donnons rendez-vous à un cinéma de la Canebière. On y projette Mourir d’aimer, un film d’André Cayatte dans lequel Annie Girardot interprète Gabrielle Russier. Pour moi, ce soir-là, c’est un peu plus qu’un film que je suis venu voir. J’espère trouver des réponses aux questions que je m’étais posées il y a deux ans et, qui sait ? comprendre cette femme qui avait trop souffert d’aimer.
"Dans le feu de l'action", Jérôme Perrin, Editions Jean-Claude Gawsewitch, 5,90 Euros