Nous, médecins, économistes, chercheurs, constatons l’évolution des pratiques professionnelles, les progrès considérables de la recherche médicale et le développement des innovations organisationnelles et technologiques. Nous pouvons nous réjouir des avancées notables et des prouesses réalisées au quotidien par les professionnels de santé. Nous sommes convaincus de l’intérêt du numérique comme levier de valeur pour améliorer significativement la qualité des soins pour les patients. L’utilisation du terme « valeur » n’est d’ailleurs pas anodin. La notion de valeur en santé, « value-based healthcare », introduite en 1966 par le Professeur Avedis Donabedian et développée par Michael Porter, progresse au niveau international. Ce n’est pas un concept nouveau, de nombreuses expériences internationales ont été engagées. Il ne s’agit plus uniquement de soigner selon les standards éprouvés de la médecine mais bien d’introduire la satisfaction du patient comme pierre angulaire du système de santé. En effet il nous semble essentiel, au regard des progrès médicaux et à un moment où chaque pays s’interroge sur les coûts des soins, de nous poser collectivement la question des bénéfices pour les patients. Quel est l’impact in fine pour les patients ? Est-ce que ce la bonne exécution d’une technique médicale importe plus que la qualité de vie du patient à l’issue d’un traitement ? Comment redonner du sens et de la valeur aux soins ? Acceptons-nous d’interroger nos pratiques et d’évaluer différemment la qualité des soins ? Nous souhaitons aujourd’hui que ces questions émergent davantage et que les principaux décideurs, médecins, chercheurs, s’en emparent pour accélérer la transformation du système de santé au niveau mondial et agir concrètement sur nos politiques de santé.
N’ayons pas peur de l’évaluation, de la comparaison et de la mesure de résultats, insufflons de la valeur dans la pratique médicale, par Véronique Roger, Directrice fondatrice du Centre de recherche pour la science et les soins de santé à la Mayo Clinic.
Le concept de value-based healthcare n’est pas nouveau et aux États-Unis il est reconnu depuis plusieurs années. C’est un concept qui semble intuitif, car la valeur en santé, l’attention que nous portons à la qualité des soins, importe à tous et les professionnels de santé sont formés pour donner le meilleur d’eux-mêmes aux patients. Le concept de value-based healthcare gagne du terrain, mais sa mise en œuvre concrète peine à se développer. Pourquoi ? Je dirais qu’il y a deux raisons majeures à cela : tout d’abord parce que la personne qui paie n’est pas la personne qui reçoit le service – dans la plupart des pays. Cela introduit une dynamique plus complexe dans la notion de valeur. Ensuite, la façon dont nous définissons la valeur d’un service dépend aussi de la maladie : dans le cadre d’une maladie grave, l’indicateur de résultat est la survie, alors que dans d’autres situations, l’indicateur pourra être la récupération fonctionnelle du patient, sa capacité à retrouver une activité normale. Il est donc difficile d’avoir une approche univoque.
Aux États-Unis, les professionnels de santé ont pris conscience que nous pouvons être plus efficients et souhaitent accroître la pertinence des soins. « Cet examen est-il nécessaire ? Devons-nous faire une nouvelle radio ? » La notion de « résultats » compte de plus en plus : les soignants, les patients et leurs familles veulent qu’ils vivent mieux, plus longtemps – les progrès médicaux y contribuent – mais pas seulement : ils s’attachent à ce qu’ils récupèrent plus vite, à ce qu’ils soient satisfaits de la prise en charge globale. Pour reprendre un exemple concret, une réflexion a été engagée en ce qui concerne les transfusions sanguines en post-opératoire. Fréquentes, elles sont coûteuses pour le système de santé et peuvent entraîner des effets secondaires. Des anesthésistes ont analysé ce phénomène et se sont interrogés sur leur pertinence. Des recommandations ont été élaborées – à partir d’un indicateur, le taux d’hémoglobine dans le sang – et les résultats sont probants. Les transfusions ne sont pas toujours nécessaires et dans certains cas le patient récupère tout à fait bien sans transfusion. L’utilisation des produits sanguins a ainsi baissé, les risques et les coûts ont diminué. Je considère que c’est aussi un réel progrès médical. La prise en charge des patients atteints d’arthrose de la hanche a également évolué. Les professionnels ont analysé le parcours de soins, depuis la découverte de la pathologie jusqu’à la récupération des patients. Des indicateurs ont été élaborés, une attention spécifique a été portée sur la douleur et la récupération fonctionnelle. En devenant « acteurs » de leur prise en charge, les patients ont pu reprendre une vie normale beaucoup plus vite. C’est un progrès considérable.
Inspirons-nous des bonnes pratiques, acceptons qu’une méthode qui fonctionne pour une pathologie soit différente pour une autre, personnalisons les soins et portons une attention spécifique à la récupération, à l’état de santé général du patient, à son environnement de vie et à son expérience en tant qu’acteur central dans les systèmes de santé. C’est comme cela que nous pourrons concrètement apporter de la valeur aux soins et transformer durablement le système de santé. Sans que cela implique nécessairement des coûts supplémentaires. Agissons sur du long terme et en pensant d’abord aux bénéfices pour les patients.
La valeur doit être un objectif fédérateur et structurant, par Lise Rochaix, Professeur des universités en sciences économiques, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Paris School of Economics ; titulaire de la chaire Hospinnomics
Quels sont les enjeux, pour les patients, de la transparence et du partage de données permis par les liens entre bases de données interopérables ? La transparence porte en elle le bénéfice de réduire les dissymétries, ou assymétries, d’information entre les principaux acteurs du système de santé que sont les patients, les professionnels de santé et les régulateurs. Mais son développement effectif est conditionné par ce que chacun espère en retirer, ce qui peut varier grandement d’un acteur à l’autre. La transparence ne prend toute sa valeur que si l’interopérabilité, c’est à dire un enrichissement mutuel de sources de données d’origines diverses, est garantie. Mais cela ne va pas de soi et l’interopérabilité n’est en général obtenue que sous la pression de la réglementation. Les opérateurs, les industriels et les utilisateurs doivent travailler ensemble pour que chacun trouve un intérêt à ce que les différents dispositifs soient interopérables.
Quand on évoque l’utilisation des données des patients, la première réaction est trop souvent la crainte qu’elles soient utilisées à mauvais escient, ce qui légitime la mise en place de règles déontologiques d’accès à ces données. On souligne moins souvent les bénéfices de cette transparence pour les patients, bénéfices qui devraient aussi faire partie du débat. Elle permet ainsi aux patients de devenir acteurs de leur santé, soit à titre personnel, à travers les objets connectés ou le suivi de biomarqueurs, soit en participant à des structures représentatives pour faire valoir leurs préférences et agir dans le débat public. L’utilisation des données de santé peut aussi contribuer à développer des travaux de recherche multidisciplinaires et aider à la définition de priorités en santé. Celles-ci doivent être fondées sur des preuves robustes, evidence-based policies, à savoir sur la mesure de la valeur supplémentaire apportée par une technologie ou intervention de santé publique, tant du point de vue du patient que de celui du citoyen, les économistes s’attachant en effet à introduire l’intérêt collectif dans cette mesure de la valeur.
Le concept de value-based healthcare permet de rappeler la finalité de tout système de santé, à savoir l’amélioration de l’état de santé de la population. C’est en cela un objectif fédérateur, dans lequel les professionnels de santé se retrouvent, bien plus que dans la recherche d’économies de court terme, et qui sera structurant pour la définition de priorités en santé.
L’intelligence artificielle comme levier de valeur, par David Gruson, Directeur du Programme Santé Jouve ; Fondateur EthikIA
La diffusion de l’intelligence artificielle et du pilotage du système de santé par les données de santé constitue un puissant appel au développement du concept de value-based healthcare. En effet, la médecine algorithmique est, par construction, très cohérente avec le déploiement de logiques de financements aux parcours et d’incitation à l’atteinte d’objectifs de gains de qualité et d’efficience par la qualité de prise en charge des patients.
Or, le système de santé français se heurte encore trop souvent à des difficultés de valorisation de ces gains. Par exemple, comme le montre le cas de la solution française produite par Therapixel, l’IA est aujourd’hui à maturité dans la diffusion de solutions de reconnaissance automatique d’images dans le domaine des mammographies. La généralisation d’approches de ce type induirait de puissantes améliorations pour les femmes et le système de santé dans son ensemble. Pour autant, un modèle économique reste encore à trouver. La réflexion n’en est qu’à ses débuts à cet égard et un bon équilibre doit être trouvé entre l’assurance maladie et la protection sociale complémentaire dans la couverture de cette innovation en médecine algorithmique.
Pour y parvenir, le processus de constitution de cadres de régulation du data management en santé, à l’œuvre à l’échelle des professions et spécialités médicales, peut induire un effet de levier utile. Des modalités souples de coordination de ces démarches de structurations transversales auront à être trouvées avec le nouveau Health Data Hub porté par le Gouvernement. Les porteurs de ces écosystèmes affichent, dans leurs objectifs, la volonté – déjà effective pour la radiologie avec l’écosystème DRIM France IA – d’y inclure les patients et leurs représentants. Cette inclusion de la démocratie sanitaire dans les nouveaux écosystèmes de data management constitue un enjeu clé pour l’avenir de la couverture de l’innovation en IA et, partant, de son accessibilité et de sa diffusion large dans une logique de value-based healthcare.
Faire converger des idées en actes, par Cécile Lagardère, Executive Partner, Care Insight
La traduction concrète de ce concept ne pourra intervenir que si l’ensemble des acteurs s’en emparent, patients, professionnels de santé, offreurs de soins, mais également les financiers et les industriels. De nouveaux échanges, travaux internationaux et concertations doivent avoir lieu pour confronter les idées et les expériences menées sur le terrain.
La globalisation de notre économie touche également les systèmes de santé qui tendent à converger de plus en plus en termes d’organisation, de protocoles de prise en charge et de principes de fonctionnement. On voit très clairement comment les Accountable Care Organizations, instituées par l’Obamacare, et les programmes relatifs au value-based healthcare américains ont influencé la vision française de l’article 51 de la LFSS 2018 ou la coordination des soins qui se met actuellement en place avec les CPTS et les dispositifs d’appui à la coordination par exemple. Bien entendu, des organisations internationales y travaillent et permettent de mettre en place des éléments de cadrage et notamment des indicateurs de mesure et d’évaluation, comme peut le faire l’OCDE. Mais une telle ambition ne peut se faire qu’en engageant les acteurs sur le terrain. C’est tout l’enjeu du Health & Tech Summit de créer un momentum une fois par an à Paris pour partager les expériences, challenger l’innovation et construire les bases du futur de la santé.