Le drame de la casse généralisée du système de santé a été gravissime pour les patients et les professionnels. La réussite de ce tour de magie conduisit à casser un système efficace, pour le remplacer par un système autocratique et financier. Celui-là est garant à terme de la stérilisation de la recherche médicale en France, enfermée, enchaînée aux pieds de l’industrie pharmaceutique, de la bureaucratie et de la Bourse. Mais le malade n’était plus l’essentiel.
Le pilotage national
Le plan cancer ne tombe pas du ciel et n’est pas isolé. Suite à un certain nombre de rapports sur l’organisation de la santé en France et malgré sa grande efficacité qui aurait dû être le premier élément à prendre en compte, la tentation française de centralisation, poussa les politiques désireux de tout contrôler à envisager des réformes fondamentales, « afin de renforcer la coordination des soins autour du patient et l’organisation d’un pilotage national ».
Le mot était lâché, pilotage national. C’en était fini de la liberté thérapeutique inscrite dans le code de santé publique. Cette proposition s’inscrivait dans un ensemble d’autres propositions qui préfiguraient les évolutions globales du système de santé français, une organisation autocratique, de haut en bas avec « la mise en place d’instruments de coordination des structures de soins et de recherche, l’organisation du système autour du patient et la prise en charge globale de la maladie ».
La loi du 9 août 2004, un nouveau cadre pour la politique de santé publique
« Avec pour priorités d’action la réduction de la mortalité et de la morbidité évitables et la réduction des disparités régionales de santé, la loi du 9 août 2004 définit pour la première fois une politique d’ensemble en matière de santé publique, intégrant une restructuration de l’organisation des acteurs régionaux et nationaux et la création d’instances nouvelles de pilotage, d’évaluation et de planification. »
Et non, nous n’étions pas encore passés en régime socialiste ni même sous un gouvernement de gauche. Mais les tendances jacobines de nos gouvernants n’ont pas de couleur. Ils sont d’accord pour une économie administrée par le haut. Évidemment ce drame n’est pas réservé au cancer. La loi décrit les objectifs de santé publique pour chacun des problèmes de santé retenus, et prévoit des plans stratégiques quinquennaux dans cinq domaines : le plan cancer qui, de fait, préexistait à la loi de 2004 et quatre autres axes 11. Une autre planète.
La médecine administrée et policière
Le découragement des médecins dessaisis de leur vocation, puis leur sclérose, s’en est directement suivi. Réduits au rôle de robots obéissants et complètement démotivés dans un système où ils sont occupés à remplir des cases, ils se sont métamorphosés. Le médecin d’hier a disparu pour faire place à une machine aseptique, dépourvue d’affects, parfois savante, toujours imbue d’elle-même et autoritaire, debout devant les malades couchés, en position d’abus de faiblesse. ll faut bien se consoler pour faire face à la grande frustration de ce métier. Quinze ans d’études pour en arriver là ! Le respect de la déontologie qui huilait les rapports entre médecins a disparu au bénéfice du réseau. Si l’on confie un patient pour un geste technique, il est rapidement « phagocyté » par la filière du centre ou du groupe hospitalier, sans respect aucun de l’avis de son médecin traitant, jamais interrogé.
Le malade-objet devient un ballon qu’on se passe de service en service, à qui l’on ne demande que brièvement son accord formel sans lui laisser d’autre choix. Fait relativement récent dans notre pratique, surtout dans sa généralisation – conséquence des circuits imposés – on « retient » les malades dans les services lorsqu’ils osent demander leur transfert dans une unité de même spécialité. Hôpital-prison, on s’en rapproche. Si c’est un enfant dont les parents veulent le transfert, on le menace du juge et de la mise sous tutelle et on l’applique le cas échéant. Si c’est un adulte, on lui fait envisager les pires dangers mettant sa vie en jeu, s’il ose renoncer aux soins du « docteur miracle ». De fait, on s’oppose à tout transfert et changement d’orientation thérapeutique. Le patient devient prisonnier et otage des médecins complices de la pensée unique et de la bureaucratie. Le totalitarisme médical trouve ses Kapos à son service, phénomène social automatique.
Au nom de cette révolution, putsch réussi par les Généraux du cancer et les autres, il fallut détruire l’hôpital public, les cliniques privées et même certains centres anticancéreux mis au pas à coup de milliards lancés sur le devant de la scène, plan hôpital 2007, plan cancer 2003, etc. à grand renfort d’émissions spéciales, de conférences de presse, on tenta de démontrer le bien-fondé de cette casse : économies prévisibles (la grande imposture), meilleure organisation toujours au nom de la lutte contre les inégalités sociales et démarche « qualité ». Comme toujours, l’inverse des buts véritables : pouvoir et argent.
Les médecins au pied, chiens obéissants, mais pas toujours
Le plan cancer, désastre à lui seul s’intégrait dans le grand chambardement des années 1990-2000 basé sur la même logique digne des multinationales : fusions, acquisitions, regroupements, licenciements, reconversions. La novlangue des commerciaux envahit notre métier. Le patient devenait client… (pourtant il n’a pas « toujours raison » de fait !), les professionnels prestataires de service. Le rendement, la rentabilité, le budget, les économies, les réajustements, les objectifs annuels, pluriannuels, l’efficience devenaient les compagnons des réunions qui se multipliaient pour nous apprendre à « gérer ». D’ailleurs on se mit à tout gérer : la tristesse, le stress, le deuil, la maladie. Bref le maître mot de ces vingt dernières années fut « gérer ».
Cette réforme du système de santé vit son apothéose en 2009 avec la loi Hôpital Patients Santé et Territoire, HPST 12, aboutissement de politiques successives visant officiellement la réduction des dépenses publiques. La réalité était ailleurs, dans la volonté de privatiser la santé et de supprimer la sécurité sociale universelle.