Le 19 avril, un groupe de travail spécialisé du Parlement européen va animer une session visant à s’intéresser aux « stratégies d’influence du lobby du tabac dans les institutions européennes ». Porté par deux eurodéputées françaises, Michèle Rivasi et Anne-Sophie Pelletier, cet évènement aspire à dénoncer publiquement l’hyperactivisme des industriels du tabac dans les couloirs de l’Union européenne.
« Les grands cigarettiers ont recours à toutes sortes de tactiques trompeuses et déloyales pour influencer les options politiques de l’Union européenne »
Depuis plusieurs années, les milieux scientifiques et associatifs tirent la sonnette d’alarme, dénonçant la porosité entre le lobby du tabac, le Parlement européen et, surtout, la Commission européenne. Les données s’accumulent et s’accordent sur les mêmes conclusions : à Bruxelles, les cigarettiers sont — presque — à la maison, profitant de l’obscurité chronique entourant leurs allées et venues dans les arcanes européens. « Fiscalité, traçabilité, politiques de santé publique, consultations publiques : les grands cigarettiers ont recours à toutes sortes de tactiques trompeuses et déloyales pour influencer les options politiques de l’Union européenne et les actions des États membres », déplorent les deux organisatrices.
En 2020, plusieurs chercheurs de l’Université de Bath ont ainsi publié dans la revue Tobacco Control une étude portant sur les efforts déployés par les représentants des cigarettiers pour se positionner lors d’une consultation européenne. En 2021, un rapport conjoint du Corporate Europe Observatory et de l’European Public Health Alliance (EPHA) s’est attaché à répertorier les contacts officiels entre les lobbyistes du tabac et les membres de Commission européenne. Ce document a identifié sept tactiques privilégiées utilisées par les industriels pour approcher les fonctionnaires européens et influencer les décisions européennes. Désormais, et depuis plusieurs années, la coalition Smoke Free Partnership (SFP) dresse régulièrement un bilan du registre de transparence de l’Union européenne, un document librement disponible, pour mesurer les tentatives d’offensive des cigarettiers. Pour la SFP, l’heure est, plus que jamais, à la vigilance renforcée. « L’industrie du tabac a fait la promotion de nouveaux produits en diffusant des informations trompeuses ou hors contexte afin de créer la confusion et de détourner l’attention des mesures politiques qui ont fait leurs preuves en matière de réduction du tabagisme », estime la coalition.
Cette facilité d’accès à Bruxelles étonne : le tabagisme est unanimement reconnu comme le plus grand risque sanitaire en Europe et cause la mort de 700 000 personnes par an, soit un décès sur six. Financièrement parlant, le coût social du tabac est estimé, en France, à 120 milliards d’euros par an pour la collectivité, selon un travail d’ampleur mené en 2015 par Pierre Kopp, économiste et professeur à l’Université Panthéon-Sorbonne pour l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT).
La traçabilité des produits du tabac aussi dans le viseur
En mars 2020, le groupement international de journalistes d’investigation du Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP) a révélé les failles du système européen Codentify en charge de la traçabilité des produits du tabac. Sa mise en œuvre en 2019 est largement entachée de soupçons, alors que Codentify reste largement critiqué pour son inefficacité dans la lutte contre le commerce illicite de cigarettes. Pire, Dentsu, qui opère le système, est jugée indirectement liée aux industriels. Récemment, Codentify est d’ailleurs récemment revenu sur le devant de la scène avec une nouvelle salve de critiques. En cause ? Jan Hoffmann, ancien haut fonctionnaire de la DG Santé de la Commission européenne, notamment en charge de mesurer l’efficacité du système de traçabilité, a été recruté comme directeur des affaires réglementaires (NDLR. Lobbyste en chef) de Dentsu…
Ce cas a d’autant plus ému les associations que le commerce illicite de produits du tabac ferait perdre environ 20 milliards de recettes fiscales annuelles à l’Europe, selon les conclusions de l’ancien eurodéputé Philippe Juvin. Et que plusieurs études imputent à l’industrie du tabac une responsabilité manifeste dans le commerce illicite de tabac. « L’industrie du tabac est impliquée dans l’alimentation des marchés parallèles légaux, à travers le surapprovisionnement délibéré de marchés comme celui du Luxembourg, en réalité destiné aux fumeurs frontaliers français », affirme ainsi l’association Génération Sans Tabac.
Après le QatarGate, bientôt un TobaccoGate ?
Parmi les intervenants, Allen Gallagher de l’Université de Bath et Oliver Hoedeman du Corporate Europe Observatory animeront une prise de parole sur la transparence au sein des institutions européennes, tandis que Lilia Olefir, du SmokeFree Partnership s’intéressera à la pratique du pantouflage des hauts fonctionnaires européens. Un mois après la lettre ouverte d’Emily O’Reilly, médiatrice européenne, à la présidente de l’exécutif européen Urusula von der Leyen après des soupçons de voyage tous frais payés par le Qatar, cet évènement devrait, une nouvelle fois, mettre la lumière sur plusieurs dérives systémiques au sein des institutions européennes.