Une première version de ce texte est parue dans la revue Archives de pédiatrie, 16-7, 2009, 1000-1004.
§ III. La phénoménologie
A. En commençant par la vraie dépendance, on constate, au centre du fonctionnement quotidien du jeune, la présence d'une conduite envahissante et tenace de recherche de plaisir, via l'ordinateur ou la console ( Matysiak et Valleur, 2003 )
Les activités qui en sont la source sont, de loin en tête, la pratique de tel ou tel jeu vidéo, notamment les quêtes aventureuses qui font beaucoup rêver, et où l'on partage le jeu avec beaucoup d'autres joueurs ( « massive multiplayers games »)
Puis viennent les activités liées à la communication médiatée ( chats sur messagerie privée ou salons publics ; investissement rigide de l'un ou l'autre blog ; participation à une communauté à thème ou à un site pour ados, etc. ) Enfin le téléchargement, les collections, un peu tout et n'importe quoi. Quant aux addictions sexuelles, elles restent rares chez les ados à l'inverse des adultes dépendants ( Hayez, 2004 )
Quand la dépendance s'aggrave, finalement, c'est le processus, le rituel qui est investi davantage que des activités précises et répétées et que leur résultat ponctuel. L'esprit finit par décrocher des contenus successifs de l'écran, en une sorte de rêverie où le jeune ne fait plus qu'un avec sa machine : attitude visant nirvana, symbiose primitive, quelque chose de cette nature ( Tisseron, 2008 )
Le jeune a perdu sa liberté, il est incapable d'intégrer sa conduite comme élément raisonnable d'un projet d'ensemble ; il ne sait plus programmer son temps, ou, en tous cas, contrôler volontairement une diversité dans sa programmation.
Quand il est occupé par son activité addictive, le jeune voudrait que le temps n'existe plus ; il se dit vingt fois qu'il va s'arrêter, mais repousse toujours la limite : vaincre sa fatigue, en se soutenant parfois de cannabis ou d'un autre produit, se sentir invulnérable, désincarné, flottant seul dans des espaces nébuleux bien au-dessus de tous les autres … cela fait partie de son plaisir ( Simon, 1999 )
S'il n'est séparé du moment de son activité que par un délai court, le jeune reste occupé à y rêver : des souvenirs liés aux bons moments tout juste passés sur l'écran se bousculent en lui et il prépare déjà ses coups suivants ; au fur et à mesure que l'heure des retrouvailles approche, c'est l'excitation, le craving … si le délai est trop long ou si des imprévus surviennent pour déjouer ses prévisions, c'est l'état de manque : insatisfaction, tension corporelle, instabilité, passage à l'acte pour raccourcir le délai …
Corollairement, le jeune désinvestit massivement la vie incarnée : scolarité en chute libre ( pas d'intérêt, pas le temps, et cyberrêveries en classe ) ; isolement en famille ; résistance colérique aux tentatives faites par les parents pour réguler sa conduite ; mensonges et tricheries ; irritation si on le dérange : les copains de toujours sont ignorés s'ils viennent frapper à la porte ; amputations sur l'alimentation, le sommeil, voire les besoins d'excrétion. Quand il transite brièvement par la vie incarnée, c'est pour parler d'Internet avec l'un ou l'autre aussi dépendant que lui, aller faire des achats pour son ordinateur, se documenter sur de nouveaux jeux, etc.
B. Quand il s'agit de consommation abondante simple, des plaisirs sont également recherchés via les mêmes activités. Mais ils demeurent davantage liés aux contenus précis des activités engagées. Ils ont le statut de plaisirs récréatifs gourmands. La cyberconduite n'est pas le centre du projet de vie du jeune, qui lui consacre moins de temps (4) que le véritable « accro » ; il sait davantage « aller et venir » par rapport à elle.
Le jeune l'oublie s'il a en vue une activité alternative agréable IRL ( « in the real life ») ( sortir avec des copains ; jouir de vacances ensoleillées ) … des fois même s'il a une tâche scolaire importante ou pressante à boucler …
De la même manière, si la vie familiale demeure attractive, il y reste partiellement engagé. Il finit aussi par accepter … à plus de 50 % les règles qu'on met pour discipliner l'usage de son temps, si elles ne sont pas trop draconiennes : il existe donc moins de « triches » pour assurer la pérennité de sa consommation, de là à dire qu'il arrive « pile à l'heure » pour le repas du soir, qu'il ne ment jamais sur l'heure de son coucher ou qu'il ne bâcle aucun devoir ennuyeux au profit de sa cyber-activité, c'est une autre histoire …
C. Les descriptions qui précèdent ne se rapportent cependant qu'aux deux extrêmes. Un certain nombre d'adolescents se trouvent « au milieu du gué »
– Pas nécessairement sans lucidité ni de façon immuable d'ailleurs. J'en ai connu plus d'un qui s'était désengagé d'un début d'addiction, justement parce qu'il sentait sa liberté lui échapper, parce qu'il ratait d'autres opportunités intéressantes, ou parce qu'il avait l'intelligence de comprendre – tout seul – qu'il remettait son âme à un nouveau maître auquel il se soumettait : le créateur du jeu vidéo et ses objectifs commerciaux.
– Se retrouvent particulièrement dans la zone de l'entre-deux des adolescents qu'on laisse trop seuls ( Papa et maman au boulot et « Tu ne vas pas sur l'ordinateur avant 19 heures, hein ! » ) et qui ont avec l'école un rapport aride, fait de disqualifications, d'échecs et de difficultés de compréhension pas toujours avouées. Au début, l'ordinateur constitue pour eux une compensation royale. Mais, ils en deviennent vite prisonniers et alors, c'est l'histoire de la poule et de l'œuf : l'excès de consommation aggrave les difficultés scolaires et vice-versa.
Assez souvent alors, les réactions des parents ne font que provoquer des résistances rageuses ; disqualification grincheuse diffuse : « Encore fourré sur ton ordinateur ? Qu'est-ce que ça t'apporte, ces bêtises ? Tu ferais mieux d'étudier, tes points son catastrophiques. » ; pire encore, velléités tout aussi grincheuses de réduire ( ou de supprimer ) la consommation, suivies d'affrontements pénibles inconsistants et d'un retour à la case départ.
Ill. Valentin ( dix-sept ans ) passe quatre heures chaque soir à l'ordinateur principalement absorbé par le jeu multiplayers Counterstrike.
Les parents consultent pour ce motif et pour sa scolarité pénible. Ils ont déjà reçu bien des conseils contradictoires pour gérer sa surconsommation d'Internet. Je découvre petit à petit un adolescent plutôt introverti, indépendant, collaborant à l'idée d'une consultation visant à son mieux-être, sans difficultés relationnelles avouées : le samedi et le dimanche, il se détend avec ses copains ( souvent pour faire d'autres jeux de société, il est vrai ) En misant sur l'empathie, en exigeant simplement que les deux parents soient présents aux consultations et en partageant mes propres expériences et mes idées sur Internet et les jeux – pas négatives par principe – je constate progressivement que le fond du problème n'est pas Internet. Valentin a un itinéraire scolaire des plus compliqués : il fait partie de cette catégorie d'adolescents intéressés par l'idée d'avoir un diplôme, soumis au principe de la fréquentation scolaire tout en en dénonçant les injustices et absurdités. Il n'est pas vraiment paresseux, mais n'a aucune méthode, ne sait pas comment il doit faire pour retenir certaines matières, ni pour répondre aux questions trop smart de certains professeurs qui les prennent déjà pour des universitaires. C'est à cette difficulté surtout cognitive que nous nous attelons, dans des entretiens familiaux où l'on met progressivement au point un accompagnement patient de la pesanteur scolaire de Valentin. Je suis persuadé, ici, de l'authenticité de ses propos : il ne va sur Internet que parce qu'il s'ennuie mortellement et qu'il ne sait pas comment occuper son temps. S'il gagne en efficacité scolaire, sa consommation peut se réduire significativement.
Cet article est disponible sur le site de Jean-Yves Hayez.