Une première version de ce texte est parue dans la revue Archives de pédiatrie, 16-7, 2009, 1000-1004.
§ IV. Que recommander aux parents ?
A. L'essentiel, c'est de s'y prendre de très loin, quand l'enfant est encore petit et qu'il reçoit comme cadeau ses premières consoles de jeu …
1. Qu'ils réfléchissent à des questions fondamentales comme : De quel témoignage de vie sociale l'enfant a-t-il l'occasion de s'imprégner à la maison ?
Parents disponibles, ou eux-mêmes fatigués et avachis devant une série TV de troisième ordre, un verre à la main ? Quelle place pour de la communication verbale fluide, autour de tout et de rien ou de thèmes plus sérieux ? Quels modèles de prise de plaisir ? Existence ou non de projets récréatifs, sportifs, sociaux … individuels, en sous-groupes ou en commun ? La réponse à toutes ces questions devrait conduire si nécessaire à mettre en place une ambiance attractive de qualité pour la vie en famille ( autant pour l'environnement social élargi )
2. Corollairement, les parents peuvent prendre de bonnes informations, se sensibiliser au maniement des écrans, s'y intéresser, au moins un peu, participer aux découvertes passionnantes que le jeune peut faire sur Internet ou au plaisir d'un jeu vidéo excitant. Ils peuvent notamment l'aider à décoder les sentiments et idées qui lui passent par la tête en s'y livrant. Ceci, plutôt que de rester porteurs d'a priori les poussant à disqualifier tout ce que le jeune trouve sur son ordinateur, en le réduisant aux grands dangers de la violence déchaînée par les jeux vidéo ou du pédophile prêt à sodomiser les plus ingénus !
3. Dans une telle ambiance positive, il pourrait s'ouvrir des moments de dialogue basés tant sur des expériences et découvertes ponctuelles faites sur Internet que sur ses enjeux les plus profonds ( gratuité ou commerce, libre expression ou persistance d'un contrôle social, etc. ) ( Hayez, 2005 )
Un des thèmes-clé de ce dialogue familial concerne le contrôle par chacun des plaisirs qu'il se donne : Qualitativement par exemple, que penser de la pornographie ? Et quantitativement, qui commande : le plaisir dont on devient de plus en plus esclave, ou soi-même ?
4. Il est important d'aider l'enfant jeune à acquérir et à maintenir de bonnes habitudes d'organisation et de contrôle de son temps : pour ce faire, il faut à la fois dialoguer, veiller à l'attractivité de la vie sociale incarnée et l'encourager à s'y investir et réguler si cela ne suffit pas !
Ceci étant, existe-t-il des règles incontestables ? A chaque famille de discuter et de décider la part qu'elle fait aux cyberdistractions et à d'autres activités de la vie incarnée. Au minimum, la fréquentation de l'ordinateur ne devrait pas mordre sur la scolarité, ni sur la quantité – variable – de sommeil nécessaire à chaque enfant, ni sur sa participation à quelques rites familiaux ( par exemple : repas ; certaines tâches matérielles )
Enfin, les parents doivent signaler qu'il n'est pas davantage tolérable de faire des activités antisociales sur Internet que dans la vie incarnée. C'est bien les activités qui sont interdites ( par exemple : tromper cruellement un autre Internaute ) et pas les fantasmes ( un bon massacre sur un jeu vidéo, ça permet à beaucoup d'évacuer un trop plein d'agressivité ! )
B. Et si, faute de cette vigilance précoce ou malgré tout, il s'est installé une consommation « abondante simple » dont les parents veulent réduire l'ampleur ?
Supposons en outre que, comme pour la poule et l'œuf, on puisse raisonnablement la relier à un problème de vie interne ou externe qui pèse sur le jeune.
Alors, il faut s'investir simultanément et énergiquement sur deux fronts, sans trop rechercher à les lier l'un à l'autre, dans ce qui serait une perspective simpliste de causalité linéaire (5)
1. Remédier le mieux possible aux problèmes de vie repérés ( Matysiak, 2002 )
– Mission parfois largement illusoire, par exemple quand le couple parental ne s'entend plus du tout, en milieu rural, et qu'il n'a pas les moyens financiers d'aller faire vivre l'ado ailleurs une partie de son temps … si rien ne peut se mobiliser, on doit se résigner à admettre que l'ordinateur constitue une alternative compensatoire intéressante en plaisirs et en rencontres sociales, même si celles-ci sont médiatées. Déjà bien, alors, si l'on parvient à ce qu'il n'étouffe pas le principal de la vie scolaire.
– Et si, comme souvent, « le » problème c'est justement un vécu plus ou moins avoué d'aridité et d'incompétence scolaire ? Il faut sortir de l'ambiance négative où l'on en fait depuis très longtemps le reproche au seul jeune, censé être paresseux et de mauvaise volonté : c'est bien plus souvent tout le système qui s'est mis à dysfonctionner lentement et sûrement, parfois dès la maternelle ! Pas facile néanmoins de changer l'ambiance car, comme dans beaucoup de domaines, les adultes n'aiment pas être mis en question, et le jeune déteste l'idée d'être aidé, mais semble incapable de faire bouger les choses tout seul !
Un certain nombre de manœuvres pourraient néanmoins être tentées, du plus radical ( changer d'école, de type d'enseignement … ) à de petites mesures concrètes ( Où étudier ? Seul ou avec une certaine aide ? Etc.) Ce n'est pas le but de cet article de les détailler : simplement le jeune doit-il se rendre compte qu'il n'est pas face à la nième tentative vite essoufflée, centrée sur les moralisations, les reproches, les chantages ou les promesses, mais que l'on prend vraiment à bras le corps le problème de son avenir cognitif. Et dans cette perspective, son rapport à l'ordinateur ne doit pas être placé en bouc-émissaire à abattre vite fait bien fait !
2. Mettre en place un cadre consistant pour l'utilisation du temps
a) Dans un tel contexte, il est rare que l'on obtienne d'emblée une collaboration significative de l'adolescent. Cela vaut néanmoins la peine de parler avec lui et de s'expliquer sur le bien-fondé du projet ( lui éviter la perte de sa liberté ; lui procurer du temps libre pour autre chose ) ; et de le faire sans s'énerver, sans mendier ni se laisser impressionner par ses grondements ou ses menaces supplicatives, sans parlementer à l'infini, en mettant un terme raisonnable à l'échange d'arguments.
A l'intérieur de cette conversation, on doit reconnaître qu'un usage modéré et contrôlé de l'ordinateur peut être enrichissant ou à tout le moins plaisant. On doit encore éviter d'évoquer des liens causalistes lourds du type « C'est pour que tu travailles mieux à l'école » : il ne le fera certainement pas sur commande.
b) On se retrouve donc souvent dos au mur, avec la nécessité d'imposer une règle de temps d'utilisation.
Il faut y croire, et croire que si l'on y met de l'énergie, de la coopération entre adultes et de la persistance, il y a beaucoup de chances qu'elle finisse par s'imposer et puis peut-être, un jour, pour qu'elle soit acceptée de l'intérieur par l'adolescent (6)
Mais ça n'a de chance de fonctionner que si existe coopération et vigilance durables entre adultes. Un logiciel de contrôle du temps peut donner un coup de main, si le jeune n'a accès qu'à l'ordinateur sous contrôle externe. Qui dit règles, dit également surveillance significative de leur exécution, sanctions et réévaluations. Il faut donc qu'il en existe et qu'elles soient mises en oeuvre.
Toutefois, il ne s'agit pas de se montrer persécutif et sadique. Mieux vaut – de loin ! – que l'adolescent garde un droit solide à une utilisation raisonnable de son ordi ( par exemple : 90 minutes les jours d'école … 2 à 3 heures les autres jours pour peu qu'il le souhaite )
Un droit solide ? La suppression de l'ordinateur ne peut-elle donc jamais fonctionner comme incitant intéressant ? Bof, c'est une perspective que je ne trouve guère productive. C'est en tout cas une idée nuisible si elle survient dans un contexte de menaces parce que l'ado ne résoudrait pas ses autres problèmes ( par exemple, parce que son travail scolaire ne s'améliorerait pas ) L'inverse n'est pas vrai : un supplément d'ordi peut venir sanctionner positivement un meilleur travail presté, mais comme une bonne surprise occasionnelle après coup, pas comme la carotte au bout du bâton.
La suppression d'ordi, pour des durées à la fois significatives et non-sadiques, peut néanmoins être envisagée dans deux types de circonstances, et pour peu que l'on ait un contrôle effectif dessus :
– Si l'ado triche effrontément et durablement avec les règles qui lui sont imposées
– A titre de punition, s'il a commis une faute grave non-spécifique, qui n'a rien à voir avec les problèmes de base pour lesquels l'ordinateur a été une compensation jusqu'à présent ! ( par exemple un vol, une transgression sexuelle inacceptable, etc. Hayez, 2004 )
ILL Vivant en foyer monoparental et peu autoritaire par nature, un père met en internat scolaire son fils de treize ans quasi accro au jeu vidéo The world of Warcraft, parce qu'il finit par reconnaître n'avoir aucun autre moyen de contrôle réaliste dessus. Le week-end, il instaure la règle « quatre heures d'ordi maximum par jour », et avec beaucoup de soutien de ma part, il lui faut passer par des affrontements et grondements des plus houleux pour la faire respecter, d'abord via des mois de contrôle externe éprouvant, avant que l'adolescent n'accepte de l'intérieur l'inéluctabilité de cette disposition d'autorité parentale et un mode vie plus équilibré.
Sur mon conseil, le père n'a cependant jamais exercé de « chantage à l'ordinateur » ( menace de réduction du temps-week-end … si par exemple les résultats scolaires s'étaient avérés mauvais ) Il a géré la question scolaire par du dialogue, du soutien et parfois des sanctions positives et négatives, mais qui ne touchaient pas au droit à utiliser l'ordinateur de façon stable. Il a évité de la sorte la montée d'un sentiment de persécution face à ce qui aurait été vécu comme pur arbitraire des adultes.
C. Et s'il semble ne pas exister de problèmes externes ou internes qui ont précipité la gourmandise du jeune ? Le cadre temporel fort qui vient d'être évoqué garde tout son sens. Et si le jeune s'ennuie aux moments où il n'est pas face à ses écrans favoris ? Et s'il essaie d'abord de le faire payer par une bonne dose de mauvaise humeur protestataire ? Aux parents à faire preuve de patience, de ténacité et d'inventivité. C'est en bonne partie tout seul que le jeune doit résoudre les problèmes d'occupation de son temps. En partie aussi, mine de rien, sans lourdeur, sans prosélytisme, il peut être (ré)invité à participer à des activités socio-familiales, non pas « pour son bien », mais parce qu'elles peuvent procurer à tous leurs utilisateurs du plaisir ou un sentiment d'utilité sociale.
D. Quant aux vrais dépendants, ils relèvent d'approches spécialisées dont le contenu dépasse les limites de cet article ; leur problème est très comparable à celui de toutes les autres addictions, la dépendance physique en moins.
Rien ne se passera vraiment avant qu'une partie majoritaire d'eux-mêmes – la plus vivante, la plus lucide – admette qu'il y a problème et que c'est dans leurs motivations et leur courage à venir que se trouve le principal de la solution.
Pour obtenir et surtout maintenir cette adhésion de l'intérieur, il faudra surtout les réhabituer à faire appel à l'introspection et à la pensée personnelle, plutôt qu'à s'étourdir dans des actions sans fin sur Internet ( Véléa, 2000 ) . Dialoguer, échanger des idées sur les projets de vie, sans faire pression sur leur liberté de choix. Les mettre en présence d'autres types d'investissements susceptibles d'être plaisants. Soulager leurs éventuels problèmes.
Il y aura besoin aussi de l'engagement de leur famille à leurs côtés, pour veiller sur eux, les soutenir et se rendre attractive. Dans certains cas, des mesures très énergiques sont indispensables : nous connaissons l'une ou l'autre famille où tous les ordinateurs de la maison ont été supprimés, à l'instar des bouteilles d'alcool chez les alcooliques.
Ailleurs, on a encore pu admettre une certaine fréquentation de l'ordinateur, dans une mesure que le jeune vivait déjà comme une victoire sur l'esclavage du plaisir ; mais pas question de faire exactement les mêmes choses qu'avant – « The world of Warcraft », pour lui, c'est bien fini ! – ni non plus de rester tout seul, bien perdu dans sa chambre : ce que nous voulons dire, en tout cas, c'est qu'il est très rarement possible d'amener le jeune à s'en sortir tout seul, sans engagement solidaire conséquent de son entourage.
En Europe francophone, nous n'avons certainement pas assez de thérapeutes qui se sont formés à la prise en charge de ces problématiques. Nous restons par ailleurs très perplexes devant certaines pratiques Nord-américaines qui soignent l'Internet addiction disorder via des thérapies on-line. De l'homéopathie made in USA, en quelque sorte.
Cet article est disponible sur le site de Jean-Yves Hayez.