Alors que l’ONU (l’Organisation des Nations Unies) vient de déclarer « année de l’agriculture familiale » l’année 2014, le « land grabbing » (l’accaparement de terres agricoles par des investisseurs étrangers) poursuit sa marche en avant au rythme de plus de 10 000 hectares par an (soit le 1/3 de la surface agricole utile de la France) après un pic à plus de 30 000 hectares en 2009 et malgré un léger ralentissement de ce mouvement depuis 2011.
Le contexte économique du mouvement de « land grabbing »
Le dynamisme de la demande alimentaire mondiale des dernières décennies se poursuit du fait de la « transition alimentaire » (c’est-à-dire de la place croissante occupée par les protéines d’origine animale dans les régimes alimentaires, en particulier dans ceux des pays émergents), de l’urbanisation croissante des populations et de la croissance démographique : la population de la planète s’est accrue d’un milliard entre 2000 et 2012 et devrait encore s’accroître de 2 milliards d’ici à 2050 pour atteindre9 milliards en 2050. Deux rapports récents de la FAO (l’agence alimentaire de l’ONU) soulignent la persistance de ce dynamisme pour les années à venir (1).
Parallèlement, depuis la crise alimentaire de 2007/2008 les cours mondiaux des principales denrées alimentaires, en particulier ceux des céréales (blé, maïs, riz) et des graines oléagineuses (soja, colza …), ont plus que doublé en raison de la non reconstitution des stocks de report (les stocks qui passent d’une année sur l’autre), tombés au plus bas, des principaux pays exportateurs.
Des ressources mondiales en terres agricoles pratiquement stabilisées
Bien que confrontées au dynamisme de la demande, l’ensemble des superficies cultivées en cultures annuelles (les terres « arables ») et cultures pluriannuelles (les plantations) n’a guère évolué sur notre planète depuis plusieurs décennies : il se situe toujours autour de 1500 millions d’hectares.
D’un côté les défrichements de forêts tropicales se sont poursuivis en Asie, en Afrique et en Amérique latine (en particulier au Brésil) permettant de gagner environ 10 millions de nouveaux hectares cultivés chaque année. Mais, de l’autre, environ 10 millions d’hectares ont été perdus chaque annéedu fait de l’érosion et de l’épuisement des sols, de la salinisation des terres dans de nombreux périmètres irrigués et, fait majeur, de la consommation de millions d’hectares de terres agricoles (souvent de très bonne qualité) par l’étalement urbain sur tous les continents (2).
L’importante croissance de la production agricole mondiale des dernières décennies a donc essentiellement reposé sur la progression des rendements par hectare et il devrait en être de même dans les années et les décennies qui viennent d’autant plus que la nécessité de protéger les forêts tropicales se trouve de plus en plus reconnue.
Le défi de l’accroissement des rendements par hectare
Les marges de progression des rendements sont désormais limitées dans les régions où ils sont déjà élevés, voire très élevés (de l’ordre de 100 quintaux par hectare pour les céréales) comme c’est le cas dans les plaines centrales des Etats-Unis ou en Europe de l’Ouest. Ceci d’autant plus que la nécessité de bien mieux prendre en compte la protection de l’environnement implique, dans les conditions techniques actuelles, une réduction du recours aux intrants chimiques d’origine industrielle (engrais, produits phytosanitaires …)
En revanche, ces marges de progression sont importantes dans les pays et régions de la planète où les rendements des grains demeurent souvent inférieurs à 20, voire à 10 quintaux par hectare.
Pour accroître ces rendements grâce à l’emploi de techniques modernes de production, une première solution consiste à mettre en œuvre des politiques agricoles fortes, garantissant aux agriculteurs des retours suffisants sur les investissements importants exigés et mettant en place les encadrements techniques, commerciaux et financiers indispensables. C’est ce qui a été fait historiquement aux Etats-Unis (grâce à la succession des « farm bills » ou lois cadre agricoles) ou dans l’Union européenne (grâce à la Politique Agricole Commune). Toutefois une telle solution, complexe et coûteuse, ne fait sentir ses effets que sur le moyen et le long terme (2).
Une solution sur le court terme : le « landgrabbing »
Le recours à des investisseurs étrangers qui apportent techniques modernes et capitaux est susceptible de permettre de rapides accroissements des rendements par hectare sur des terres exploitées jusque-là de façon très extensive, voire laissées en jachère. Selon une étude mise sur internet en 2013 par Landmatrixce recours aurait déjà porté sur plus de 80 000 hectares dans le monde. Il a été retenu par de nombreux Etats, sur tous les continents, et en particulier en Afrique : plus de 60% des transactions relevées l’ont été sur ce continent, avec comme principaux pays concernés le Mozambique, le Soudan, l’Ethiopie, le Mali, le Congo (RDC) et Madagascar. Ailleurs, cette stratégie a été retenue en Asie par des pays tels que l’Indonésie, les Philippines ou le Laos; en Amérique latine par le Brésil ou l’Argentine ; en Europe par l’Ukraine, la Russie ou la Roumanie. Plus de 700 000 hectares de terres roumaines (plus de 6% des terres agricoles de ce pays) sont désormais mises en valeur par des investisseurs étrangers. Mais quels effets d’entraînement cette stratégie peut- elle avoir sur les agricultures locales?
Le « landgrabbing », opération « win-win » (gagnant-gagnant) ounéocolonialisme?
La proportion des productions réalisées dans les pays « hôtes » et qui demeure sur place apparaît en général modeste : la plus grande partie prend le chemin soit du marché mondial (cas des productions russes ou ukrainiennes), soit des Etats investisseurs (c’est souvent prévu dans les contrats portant sur les productions réalisées en Afrique orientale).
L’impact sur l’emploi, compte-tenu du recours aux techniques les plus modernes de production reposant sur une moto-mécanisation importante, demeure en général limité.
Les conséquences sur la ressource devenue stratégique que constitue la terre agricole sont à analyser au cas par cas. Dans les pays où la terre agricole est cadastrée ses propriétaires ne sont en général pas dépossédés de leurs biens et reçoivent des fermages (modestes) qui leur permettent, entre autres, de payer leurs impôts fonciers. C’est le cas en Russie ou en Ukraine où les terres des anciens kolkhozes (coopératives de production agricole) ont été redistribuées aux villageois après la chute du système communiste. Mais dans les pays comme les pays africains où la terre agricole demeure rarement cadastrée et où les agriculteurs ne disposent que de droits d’usage coutumiers sur leurs terres, les autorités locales, sensibles à certains avantages proposés par les investisseurs étrangers, peuvent ne pas prendre en compte ces droits et priver des agriculteurs de leurs outils de production donc de leurs moyens de survie.
Une forte originalité des investissements chinois par rapport à tous les autres est qu’ils s’accompagnent de la venue de nombreux agriculteurs : on dénombrerait désormais près d’un million d’agriculteurs chinois répartis entre 18 pays en Afrique (3).
(1) . FAO : « La situation mondiale de l’alimentation et de l’agriculture », juin 2013.
. OECD/FAO: « Agricultural Outlook, 2013-2022 », juin 2013.
(2) . CHARVET (J.-P.) : “Atlas de l’agriculture. Comment nourrir le monde en 2050 ? », Autrement, 2nde éd. 2012.
(3) . Paysans et société, n°337, janvier-février 2013.
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