De nombreuses polémiques ont surgi ces dernières années dans de nombreux pays, et en France tout particulièrement, au sujet de la sécurité d’emploi des médicaments. Quelques brèves remarques d'expert à ce propos.
Les conséquences tragiques de toxicités médicamenteuses à large échelle ne sont évidemment pas nouvelles. L’élixir de sulfonamide en 1938 aux Etats-Unis, le Stalinon dans les années 1950 en France, ou la thalidomide dans de nombreux pays au début des années 1960 sont des exemples, parmi d’autres, de catastrophes qui ont mené à des renforcements du contrôle de la sécurité et de l’utilité des médicaments dès les années 1960. A l’évidence, cette sévérité accrue n’a pas suffi à prévenir d’autres épisodes récents de toxicité médicamenteuse majeure, aboutissant au retrait des composés incriminés, après constat des dégâts : la dexfenfluramine (IsomérideR), la cérivastatine (BaycolR) ou le rofécoxib (VioxxR) et bien entendu le benfluorex (MediatorR) en sont quelques exemples. Des enquêtes en Amérique du Nord indiquent que près du quart des médicaments commercialisés font l’objet d’une mise en garde ou d’un retrait au cours des années qui suivent leur introduction. Est-il donc impossible de prévenir la survenue de tels événements ?
Une responsabilité partagée
D’emblée, il faut bien rappeler, schématiquement, que six groupes d’acteurs au moins interviennent dans le destin d’un médicament : l’industrie pharmaceutique, les autorités sanitaires d’autorisation et de surveillance, les prescripteurs, les patients/consommateurs, les diffuseurs d’information (publications scientifiques ou media tout public). Ils ont tous, d’une manière ou d’une autre, quelque responsabilité dans les dysfonctionnements discutés ici. On peut tenter d’en caractériser quelques éléments.
L’industrie pharmaceutique a été à l’origine de la mise au point de la plupart des nouveaux médicaments efficaces dès le siècle dernier. Ces succès, initialement remarquables, se sont nettement atténués depuis deux décennies environ. Les nouveaux médicaments réellement innovants sont devenus encore plus rares, et l’efficacité des composés mis sur le marché semble diminuer (l’analyse des résultats des grandes études contrôlées depuis les années 1960 montre que l’écart d’efficacité entre les groupes de patients recevant le traitement actif et ceux recevant un placebo de comparaison se réduit progressivement au cours des années jusqu’è aujourd’hui). Sans qu’on puisse établir avec certitude un lien de causalité, il apparaît que l’évolution des stratégies des grands groupes pharmaceutiques dans le dernier quart du siècle dernier, privilégiant les mégastructures industrielles, les objectifs en termes de marché et de « blockbusters » aux dépens de motivations plus scientifiques et éthiques, a contribué au reflux de l’innovation et au rôle prépondérant de diverses tactiques commerciales visant avant tout à maintenir un chiffre d’affaires. Les moyens utilisés à ces fins ont malheureusement trouvé certains partenaires complaisants dans les milieux scientifiques et médicaux académiques.
Les autorités d’enregistrement et de contrôles des médicaments ont bien entendu leur part de responsabilité dans les dysfonctionnements discutés ici. Si leurs modes de fonctionnement, marqués par leur développement historique national, diffèrent encore d’un pays à l’autre, toutes sans doute ont du faire face à des écueils semblables : le niveau d’indépendance et d’intégrité de leurs experts internes et externes, et leur capacité de résistance à des pressions et interventions politiques et économiques multiples. Plusieurs exemples dans divers pays ont mis en évidence le rôle de ces facteurs dans les processus de décision de ces instances de contrôle, pouvant aboutir à des autorisations de commercialisation scientifiquement injustifiées.
Les dégâts de l'obsession de l'innovation
Les prescripteurs, médecins traitants habituellement, ne bénéficient souvent pas d’une formation, de base ou continue, adéquate et indépendante en pharmacologie clinique. L’information sur les médicaments est fréquemment biaisée, souvent fort habilement, parce que rédigée sous le contrôle des producteurs et fournie par eux, et les médecins, contrairement à ce qu’ils croient souvent, se font prendre à cette publicité déguisée. La fréquence de prescriptions médicales abusives, ou non justifiées par la liste des indications reconnues par l’autorité de contrôle, a été mise en évidence, par exemple, pour le rofécoxib (VioxxR ), un antiinflammatoire non stéroidien retiré par le producteur en 2004, pour cause de toxicité cardiovasculaire, après plusieurs années de commercialisation. Faut-il rappeler encore que l’obsession de l’innovation est mauvaise conseillère en prescription médicamenteuse ?
Les patients-consommateurs, désormais mieux renseignés, souvent par les canaux biaisés d’Internet, sur le dernier cri de thérapeutiques médicamenteuses, ont développé leurs exigences, contribuant à accentuer la sur-consommation, et donc à accroître la prescription hors indications reconnues, à plus grands risques.
Finalement, un rôle grandissant revient aux diffuseurs d’informations sur les médicaments, dans la presse scientifique aussi bien que grand public. Pour la première, il faut rappeler encore que la plupart des publications spécialisées du domaine n’équilibrent leurs budgets que grâce à la publicité, pour les médicaments notamment. Cette situation incite à la prudence éditoriale, pour le moins. Les périodiques de thérapeutique médicamenteuse indépendants, qui ont la liberté d’être critiques, sont donc essentiels. Les média tout public se caractérisent souvent par un goût abusif du titre choc dans la valorisation d’une prétendue découverte de médicament, et contribuant ainsi à l’illusion d’un progrès thérapeutique continu, et à la promotion de substances qui peuvent se révéler trop toxiques par la suite. Rares sont les journaux qui reviennent, quelques années plus tard, sur beaucoup d’annonces tonitruantes de progrès thérapeutiques : les déceptions seraient grandes.
Face à ces dysfonctionnements, diverses mesures censément correctices ont été prises, en particulier par les agences en charge des autorisations et contrôles des médicaments. Le renforcement du cadre de la pharmacovigilance en est une illustration. Par ailleurs, une plus grande transparence sur les études cliniques projetées ou en cours, une plus grande attention aux conflits d’intérêts, une limite stricte aux cadeaux offerts par les groupes pharmaceutiques aux prescripteurs sont quelques unes des mesures adoptées récemment dans divers pays, dont il faudra évaluer l’efficacité dans les années à venir.
Nulle réglementation ne pourra empêcher la survenue occasionnelle de complications inattendues, éventuellement sévères, se manifestant après commercialisation. Mais il n’est pas acceptable que de tels incidents se révèlent, a posteriori, comme des conséquences de manipulations de publications, de carences professionnelles de responsables de la santé publique, ou d’informations construites pour des objectifs de marketing.