Aujourd’hui la planète ne compte « que » 7 milliards d’habitants, et malheureusement environ 900 millions ne mangent pas à leur faim et se couchent tous les soirs avec le mal au ventre en se demandant comment ils pourront trouver à manger suffisamment le lendemain.
De plus, un nombre équivalent de personnes mange suffisamment en quantité, mais comme ils mangent tous les jours la même chose, ils manquent de protéines, de vitamines, etc. et leur santé est gravement compromise à cause de ses carences. On est encore très loin du compte (sans même mentionner les 1,6 milliards de gens en surpoids dont 525 millions d’obèses !), Et l’agriculture, que beaucoup de gens considèrent comme une activité ringarde, reste un défi furieusement moderne au XXIe siècle.
Nous savons que deux à trois milliards de nouveaux habitants vont arriver dans les 40 ans qui viennent, quoi qu’il arrive. Rappelons seulement qu’jour « normal » sur terre, on enregistre 360 000 naissances et seulement 160 000 décès soit 200 000 terriens de plus, et qu’on n’a mis que 12 ans pour passer de 6 à 7 milliards… Une mobilisation mondiale pour leur donner à manger semble constituer le B à BA de la politique, pourtant, malheureusement, l’égoïsme et l’aveuglement de ceux qui mangent ne va même pas jusque-là, même si actuellement le G8 semble s’en occuper… un peu et si les Nations-Unies et la FAO s’efforcent de promouvoir le « droit à l’alimentation ».
Pour résoudre ce problème, il faut considérer au moins quatre questions : Combien faudra-t-il produire de nourriture ? Nos technologies nous permettront-elles de le faire ? Saurons-nous nous organiser pour que chaque terrien, dans le village le plus isolé, puisse avoir accès à de la nourriture ? Et enfin, comment faire pour qu’en première urgence on arrête cette hémorragies d’enfants qui meurent de faim ?
Produire 70 % de nourriture de plus
La demande mondiale dépend de plusieurs facteurs ; tout d’abord, bien évidemment, le nombre de terriens, qui augmente d’environ 75 millions par an. Comme nous sommes 7 milliards, les chiffres sur ce plan sont incontestables : il faut augmenter la production agricole mondiale d’au moins 1,1 % par an.
Le deuxième facteur est l’augmentation massive des effectifs de la « classe moyenne mondiale » : dès que les gens qui souffraient de la fin obtiennent un minimum de revenus réguliers, ils se mettent à consommer des produits animaux. C’est ainsi que les centaines de millions d’ouvriers chinois ajoutent maintenant une aile de poulet ou des travers de porc dans leur bol de riz : la consommation de viande par personne est passée dans ce pays de 14 kilos annuels en 1980 (quand ils n’étaient que 700 millions) à 60 kg aujourd’hui (et ils sont 1,3 milliards !). Heureusement ces mêmes ouvriers chinois consomment encore très peu de lait : il n’y actuellement guère plus de vaches laitières en Chine qu’en France. L’autre grand pays émergeant très peuplé, l’Inde, mise, lui, sur le lait : il possède le deuxième plus grand troupeau de vaches laitières du monde (185 millions de têtes, 10 fois plus qu’en France) et les employés indiens consomment massivement du yaourt et d’autres produits laitiers ; heureusement ils croient encore à la réincarnation et mangent très peu de viande (autour de 6 kg). Songeons que pour le moment l’Inde n’élève actuellement pas plus de cochons que la France. Pourvu que ça dure ! Car si la religion indoue perd de son influence et que les Indiens se mettent à consommer de la viande, ou si les Chinois souhaitent terminer leur repas par un morceau de fromage, la planète n’y arrivera tout simplement pas.
Il faut se rappeler en effet que les animaux mangent… comme nous, des végétaux, et qu’en plus nous élevons des animaux à « sang chaud » qui consacrent une bonne partie de leur nourriture à se chauffer plutôt que faire de la viande (ou du lait ou des œufs). Le taux de transformation végétal – animal est donc très mauvais : suivant les régions de 3 à 5 kg de végétaux pour 1 kg de poulet, de 5 à 8 kg pour 1 kg de porc, et de 10 à 15 kg pour 1 kg de bœuf. Lorsqu’un végétarien devient carnivore, la réalité est qu’il multiplie par quatre sa ponction sur les végétaux de la planète. Une des solutions résidera dans le recours aux animaux à sang froid : crevettes, poissons (mais à la fois d’élevage et herbivores !) et… insectes, mais elle n’avancera que lentement et restera partielle. Donc nous aurons besoin d’augmenter de beaucoup plus que 1,1 % la production agricole mondiale chaque année, même si, dans nos pays où l’on consomme maintenant trop de viande et trop de lait pour notre santé et celle de la planète (par exemple en France 85 kg de viande 90 kg de lait par personne et par an, deux fois plus que nos grands parents), il est probable que l’on baisse un peu notre consommation dans les décennies qui viennent, pour privilégier la qualité à la quantité.
Le troisième facteur est le gâchis. Il paraît incroyable de rappeler que l’on jette environ le tiers de la récolte mondiale, soit plus d’un milliard de tonnes d’aliments par an. Cela se passe majoritairement à la production dans les pays du Sud, où l’on ne dispose que de très peu de moyens de stockage (silos à céréales, tanks à lait réfrigérés), et à la transformation ou la consommation dans les pays du Nord, où les pratiques de commercialisation, le mode de vie et la peur de dépasser les dates limites provoquent des désastres. On peut estimer qu’on fera de réels progrès sur ce point dans les décennies qui viennent. Notons par exemple que le ministère français de l’agroalimentaire lance actuellement une grande campagne anti gâchis. Mais soyons réalistes, si on arrive à passer de 33 % à 25 % de gâchis au niveau mondial ce sera déjà une belle performance.
Le quatrième facteur qui influe sur la demande est la nécessité de produire d’autres choses que de la nourriture sur nos champs. Nous avons commis une énorme erreur stratégique en tentant « d’assainir » les marchés mondiaux des céréales et oléagineux, qui étaient régulièrement excédentaires à la fin des années 90, en brûlant ces grains dans nos moteurs, particulièrement du maïs nord-américain et du sucre sud-américain pour faire de l’éthanol ajouté au super et du colza européen ou de l’huile de palme asiatique faire tourner les moteurs diesels. Nous avons construit ces centrales de « bio »carburants au moment même où ces matières premières commençaient à manquer régulièrement sur la planète puisque, depuis le début des années 2000, les années déficitaires en céréales et oléagineux sont devenues plus nombreuses que les années excédentaires et que des « émeutes de la faim » réapparaissent. Il est urgent de passer à des politiques plus raisonnables, ce qu’on a appelé les deuxièmes et troisièmes générations des biocarburants, à partir des plantes elles-mêmes et non des graines, des déchets, puis des algues ou taillis à croissance rapide sur des terres non agricoles.
Il reste néanmoins qu’il faudra produire sur nos terres quelques substituts au pétrole : de l’énergie, du textile, de l’emballage, des médicaments, et toutes sortes de produits de chimie verte.
Au total les experts estiment que d’ici 2050, il faudrait augmenter de 70 % la production agricole mondiale, et en particulier au mois la tripler en Afrique et la doubler en Asie, ce qui est loin d’être gagné. Heureusement, en Europe, où on mange déjà et on ne fait plus d’enfants, la situation est évidemment beaucoup moins tendue.
Inventer de nouvelles technologies
Les techniques issues de la « révolution verte », qui ont en particulier permis d’accompagner l’énorme accroissement de la population en Chine et en Inde à la fin du XXe siècle par un tout aussi énorme accroissement de la productivité à l’hectare, et à transformer la France en un très grand pays agricole exportateur, marquent dorénavant le pas. On n’arrive plus à augmenter suffisamment rapidement la productivité agricole mondiale car les inconvénients de ces technologies très intensives commencent à supplanter leurs avantages, et que nous devons maintenant faire face à phénomènes climatiques extrêmes plus fréquents vu le réchauffement de la planète.
En gros on sait maintenant produire (dans certains pays) beaucoup de nourriture en consommant énormément de ressources de la planète : toujours plus de terres, d’eau, d’énergie, d’engrais, de chimie, de mécanique. Dans 20 ou 30 ans on réalisera à quel point l’agriculture était encore simple à la fin du XXe siècle quand il s’agissait de produire plus, et pas toujours mieux, avec plus. Le nouveau défi est beaucoup plus compliqué car les ressources de la planète s’épuisent et qu’il faut produire maintenant toujours plus, et mieux, mais avec beaucoup moins de ressources de la planète. Face à ce nouveau défi considérable : produire 70 % de plus sur les mêmes champs avec beaucoup moins de ressources, deux voies se dessinent.
La première, fortement représentée en Amérique du Nord et du Sud, consiste à réintégrer directement dans les plantes les fonctions que l’on apportait auparavant avec la chimie. Nous entrons donc dans le siècle des OGM. Notons bien que nous n’avons encore absolument rien vu sur ce plan car les deux premiers OGM qui sont arrivés sur le marché sont encore très insatisfaisants : des plantes « naturellement insecticides » auxquelles il arrive logiquement la même chose que les anciens insecticides, l’accoutumance rapide des insectes, et des plantes « naturellement insensibles à un herbicide ». Dans 30 ou 40 ans, il y aura plusieurs centaines d’OGM disponibles sur le marché avec plein de fonctionnalités (du type cultiver avec moins d’eau, cultiver dans des terres salées, produire davantage de vitamines et de protéines, etc.) et on aura honte de ces premiers OGM très imparfaits… qui pourtant sont massivement adoptés puisqu’ils couvrent actuellement 1/10 des champs de la planète, 8 fois la superficie de la France, et sont régulièrement utilisés par plus de 17 millions d’agriculteurs, soit plus d’agriculteurs qu’il y a dans l’Europe des 27 ! En la matière, le coup est bel et bien parti, quoi qu’on en dise. Mais l’Europe a décidé de refuser purement et simplement cette voie ; il lui est donc d’autant plus important de se lancer résolument dans la deuxième.
On assiste à des querelles de mots sur cette deuxième voie qui privilégie les techniques agricoles et non pas génétiques : il s’agit de trouver les meilleures combinaisons de plantes, arbres et animaux pour pousser au maximum des forces de la nature, champ par champ, bassin versant par bassin versant. On parle d’agroécologie, d’agriculture écologiquement intensive, d’agroforesterie, etc. Quel que soit le nom retenu, la direction est la même.
Les principes sont finalement assez simples ; pour illustrer on peut en citer au moins trois, au milieu de beaucoup d’autres. Il faut couvrir nos champs 365 jours par an pour profiter des rayons du soleil et fixer du carbone et de l’azote en permanence par photosynthèse, et non pas comme actuellement à mi-temps (puisque nos champs sont malheureusement vierges six mois par an) ; donc abandonner le labour, qui pourtant symbolisait à lui tout seul l’activité de l’agriculteur, au profit de l’élevage organisé des vers de terre et autres membres des populations considérables qui enrichissent nos terres : bactéries, champignons, abeilles, carabes, coccinelles, chauve souris, chouettes, mésanges, hirondelles, etc. Tous ces « troupeaux » devraient dorénavant faire l’objet de soins quotidiens de la part des agriculteurs !
Deuxième idée : sur ces champs couverts 365 jours par an, il faut mettre des mélanges de plantes qui possèdent des qualités complémentaires et s’aident à pousser les unes les autres, pour diminuer les « intrants ». Troisième idée, remettre des arbres, partout, (pour fixer les idées, une rangée tous les 25 m !), de façon à exploiter les ressources naturelles des champs sur 4 à 5 m de profondeur, et non pas seulement 50 cm comme le font les racines actuelles de nos céréales, offrit un gite à tous nos auxiliaires de culture, et fournir de l’énergie.
Il s’agit donc d’intensifier les processus écologiques comme avant on intensifiait les processus chimiques. Dans nos pays européens où la productivité est devenue très élevée, le défi est de produire autant mais avec beaucoup moins d’intrants chimiques et énergétiques. C’est ce que tente de promouvoir le Ministère de l’agriculture sous le nom « produire autrement ».
Dans les pays tropicaux, où malheureusement la productivité à l’hectare est en général encore très faible et où les forces de la nature sont considérables, les espoirs sont bien de doubler ou tripler la production agricole actuelle, mais avec des moyens… écologiques. Au total, il semble possible de réussir par ces méthodes à augmenter de 70 % la production agricole mondiale, mais si et seulement si on déploie beaucoup d’efforts dans ce sens, dès maintenant.