Une PPH est une personne porteuse d'un handicap répertorié dans les listes officielles de Santé Publique. Vivre avec ? L'intention est suffisamment ample pour englober des dimensions professionnelles ou informelles de la vie quotidienne, des perspectives d'éducation (pour les mineurs), de soins, d'accompagnement relationnel, d'insertion sociale, etc.
Fondamentalement, il s'agit de vivre avec un sujet humain comme moi, une personne dont la valeur est égale à la mienne, que son handicap soit physique ou mental : je suis invité à l'attention et au respect. Je n'ai le droit, ni de la caser dans le coin des inutiles, ni d'en disposer – fût-ce au nom des meilleures intentions du monde -, ni d'exprimer quelque condescendance, même dans le secret de mon cœur !
Le fait que la PPH soit davantage dépendante matériellement d'autrui, ou que son intelligence ou son affectivité fragiles nécessitent davantage d'étayage spirituel, ne justifient en rien que ma soi-disant plus grande autonomie me fasse me sentir supérieur.
Il s'agit d'aller vers elle, souvent pour me proposer sans m'imposer, ou/et d'accepter l'idée qu'elle vienne d'initiative vers moi, sans pour autant que ces démarches ne fassent ipso facto du demandé l'obligé du demandeur. N'en va-t-il pas ainsi pour toute relation humaine ? Deux libertés, toujours constitutives de notre nature humaine, se rencontrent et négocient au moins intuitivement si un avenir relationnel commun est possible : c'est vrai – ce devrait rester vrai ! – même quand on se penche au chevet d'une PPH, retardée mentale grave et grabataire : il faut s'enquérir de son accord, signifié ici par un signe discret positif de son corps.
Si la relation se noue, ce ne peut être que sur base d'un désir positif réciproque. Si ce n'est pas le cas, mieux vaudrait chercher à créer un autre lien, avec quelqu'un d'autre voire dans un autre lieu de vie : on ne peut guère croître – chaque partenaire de la relation ! – là où l'on ne se sent pas désiré, apprécié, investi !
Et puis, si la relation se noue, elle est susceptible de remplir bien des fonctions, liées aux mandats et aux contextes.
Mais il me semble la plus fondamentale, c'est la reconnaissance réciproque. Réciproque ? Ca nous aide aussi à vivre et à nous sentir bien nous, les professionnels, lorsque les PPH que nous accompagnons, nous reconnaissent pour ce que nous sommes vraiment.
Sur cette route à deux sens de la reconnaissance, je me limiterai néanmoins maintenant à décrire celle qui va du professionnel (ou du familier) vers le PPH.
Reconnaissance de quoi ? On insiste souvent sur l'importance de la reconnaissance des ressources de la PPH, ressources qui s'expriment déjà spontanément, ou dont le déploiement nécessiterait certains aménagements matériels ou sociaux : s'ajoute alors tout naturellement une réflexion sur la mise en place de ces dispositifs.
Plus difficile mais tout aussi important est la reconnaissance des limites irréductibles liées aux handicaps, avec le deuil qui, idéalement devrait l'accompagner. Deuil – renoncement dans suffisamment de paix intérieure retrouvée – auquel le professionnel peut contribuer : Si la PPH n'y accède pas, au moins pouvons-nous rester présents et ne pas fuir l'expression de son désespoir ou de sa rage.
Ces deux premières reconnaissances nous confinent néanmoins au domaine de l'agir, du faire, de la performance accessible, moyennant dépassements de soi parfois acrobatiques.
C'est dans ce champ que se déploient nombre de « programmes individualisés » qui définissent des résultats comportementaux, à atteindre, en fonction des aptitudes évaluées chez chaque personne, tests et échelles standard et bien validés à l'appui. C'est aussi sur les progrès réalisés ou non dans ces programmes que l'on évaluera souvent la compétence des professionnels.
Société de rendement et de consommation, quand tu nous tiens !
Et si nous nous centrions sur un autre type de reconnaissance ? Celle d'une pensée originale. La PPH, comme tout un chacun, sera le plus souvent ravie qu'on l'aide à déployer cette pensée et à l'exprimer, et qu'on ait de l'estime pour elle.
A ce trésor de la pensée est couplé celui d'une liberté intérieure : liberté intérieure de produire des sentiments et des convictions personnelles, liberté d'élaborer un projet de vie, de faire des choix et de prendre des décisions : « Que penses-tu vraiment de … ( parfois : de toi, de la vie, de ton avenir ) ? Que voudrais-tu, pour toi, qui serait vraiment ton projet ( et pas celui d'un texte d'inspiration québécoise, que nous idéalisons à ta place ) ? »
Je simplifie, me direz-vous : tous ne sont pas capables d'élaborer une pensée bien construite et de l'exprimer. Certains n'ont pas de projet personnel. D'autres en ont un, mais utopique. Oui oui, bien sûr, mais nous nous abritons parfois derrière ces possibles limitations pour ne pas entendre ce qui s'énonce pourtant maladroitement, pour décider trop vite à leur place, pour fuir dans l'activisme des soi-disant solutions à tout prix, plutôt que vivre une méditation partagée.
C'est vrai que certains projets sont utopiques et qu'il nous faut aider les PPH concernées à en prendre conscience et si possible à y renoncer ou à les réaménager mais parfois, ils ne nous demandent pas autre chose que rêver avec elles, en assumant que c'est du rêve partagé !
Dans nos vies humaines, plus souvent que nous nous le représentons, nos vis-à-vis nous demandent surtout et « simplement » d'écouter ce qu'ils pensent et vivent, sans fuir ce qui pèse et est difficile à entendre, et en engageant authentiquement notre propre personne dans le partage de nos mondes intérieurs.
C'est vrai que la pensée des PPH atteintes mentalement peut parfois paraître fragile, immature, difficile à décrypter. Avons-nous le droit de la court-circuiter pour autant ? De nous réfugier tout de suite dans le contrôle et la protection rassurante, plutôt que de leur laisser le temps de s'énoncer et de prendre quelques risques, pourtant acceptables, et liés à leur choix à eux ? Je ne suis pas prêt d'oublier cet adolescent de quatorze ans, retardé mental moyen, qui avait cassé pour la troisième fois son appareil dentaire et dont la maman était incapable de se représenter qu'il s'agissait peut-être d'un geste d'affirmation de soi agressif … Malgré ses quatorze ans, son poussin d'habitude si affectueux ne pouvait être à ses yeux que maladroit.
Reste alors le petit groupe des PPH dont la pensée est très difficilement déchiffrable : autistes ou retardés mentaux profonds ; états démentiels consécutifs à un traumatisme, etc.
J'ai pourtant la conviction que cette flamme de la pensée continue à exister en eux, même lointaine et (quelque peu) vacillante. Et donc, qu'ils s'épanouissent davantage si professionnels et familles s'efforcent avec persistance de saisir cette dimension ultime de leur être au monde. Au-delà du nursing de qualité que requiert leur grande dépendance.
Par leurs attitudes non-verbales, par certains cris ou mots d'abord mystérieux, ces personnes peuvent donner des indications sur ce qu'elles vivent et désirent, sur ce qui les fait souffrir et sur la conception qu'elles ont de leur bien-être : tant mieux si nous restons à l'écoute de cette « différence positive », si nous leur signalons ce que nous croyons comprendre d'elles, et si nous continuons à leur parler, persuadés que quelques graines des idées que nous semons rencontreront bien leur réceptivité psychique.
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